© Le Hall de la chanson
Une conférence par Claude Ribouillault, artiste et journaliste, chercheur devenu collectionneur d'objets en danger de disparaître, scénariste d’expositions, auteur notamment de “La musique au fusil”, à propos des soldats musiciens durant la guerre de 1914-1918...
Il commente la place de la chanson dans la grande guerre et chante à l’occasion avec l’équipe du Hall.
On connaît assez bien les chanteuses et chanteurs des 78 tours ou des petits formats. On méconnaît par contre, parce que les sources sont moins habituelles, les paroles que les Poilus ont écrites dans leurs moments de repos, de distraction, voire de fêtes…
La tradition chansonnière, à la veille de la guerre, est très vivante en France, dans le domaine du monde populaire au sens large. Cette tradition d’écrire des paroles de circonstances sur des timbres connus concerne les professionnels et amateurs distingués des caveaux et goguettes ou ceux moins diffusés des campagnes. On en trouve trace dans l’oralité mais surtout dans les cahiers manuscrits, des internats et du service militaire, dans les canards des soldats et dans des feuilles volantes locales.
Les timbres choisis par les “Poilus” sont pour la plupart issus des répertoires à la mode, des petits formats, des chanteurs de rue et des premiers enregistrements, transmis ensuite par le bouche à oreille. Dans une chanson, si le plus important est, presque sans conteste, le texte, la musique joue un rôle essentiel, presque une fonction. Le timbre connu du plus grand nombre crée une connivence qui, paradoxalement, fait mieux porter l’écoute sur les paroles. Et puis pour l’auteur l’usage d’un timbre connu donne une métrique claire. Le chansonnier utilise un “moule”, d’autant plus pratique qu’il est récurrent… Mais l’incomplétude de la mémoire conduit au “bricolage” . Dans les collectages, on constate un écart parfois important vis à vis du modèle mélodique . En se confrontant à la seule version écrite, on sent souvent que les élisions ne suffisent pas à coller avec l’air original et qu’il faut une légère réappropriation mélodique.
Une première ironie se situe le plus souvent dans le mariage texte/mélodie. Paradoxe : les chansons qui décrivent le dur quotidien (la tranchée, les combats, le sommeil, la toilette, le climat, les morts à enterrer…) se chantent sur des airs guillerets. À l’inverse, les cris de révolte se chantent sur des mélodies d’un lyrisme presque langoureux. C’est le cas bien sûr de “La chanson de Craonne” et de quelques autres… À ce paradoxe, il est bon d’ajouter, parce que les indices sont souvent évidents, les raisons “syntaxiques” du choix du timbre : un lieu de combat pour la “racine” que constitue “Sous les ponts de Paris”, ou une simple anaphore, comme celle qui fait passer de “Mariette” à “Marmites”, en s’appuyant sur les trois premières lettres. Clins d’œil, métaphores, euphémismes, polysémies (le fameux “argot des Poilus”, d’essence urbaine et parisienne, regorge de ces doubles sens), assonances et rimes. Parfois une paire de parenthèses oblige à marquer le sous-entendu, par exemple en chuchotant.
L’art des meilleurs chansonniers consiste souvent à bien choisir le ton et la focalisation (Qui parle ? Dans quelle langue ? Avec quelles récurrences langagières ?…). Lorsque le récit se veut historico-politique, voire stratégique, on trouve naturellement l’emploi de la troisième personne, une sorte de “narrateur omniscient”. Mais on note aussi souvent l’emploi de la seconde personne et surtout du tutoiement, qui confère un ton ironique immédiat. On s’adresse ainsi à l’ennemi, aux “embusqués”, aux “planqués”, aux chefs, aux politiques… Pour décrire le quotidien, c’est la première personne, à la fois anecdotique et universelle, qui est le plus souvent utilisée, et surtout le pluriel (nous/on). Ce pronom personnel “on” apparaît, comme dans nos conversations, comme un “nous” usuel, mais surtout ici comme le “nous” de l’exemplarité.
On repère, surtout dans les “canards” comme Rigolboche ou les ouvrages publiés, un versant plus “littéraire” de la création chansonnière. C’est probablement là qu’on devrait placer le refrain de Guillaume Apollinaire As-tu connu Guy au galop… Les productions éditées diffèrent par leur niveau de langue des productions plus “sauvages” des cahiers de chansons.
Art chansonnier des Poilus et penchant pour la lutherie populaire ont des parentés. La musique, “signe extérieur de rituel” permet, par le concert, de placer le présent entre parenthèses. Les objets, par métaphore, deviennent matériaux de lutherie : boîte (caisse de résonance), tuyau (flûte), bâton (manche)… Même exercice du “bricolage” que pour les timbres : quand on ne trouve pas d’instrument de lutherie, on reste près du modèle si on peut l’avoir sous les yeux, mais la simple mémoire conduit à des exagérations, voire à l’abandon du modèle (hormis son nom, un violon restant un violon…). Cette façon de détourner les objets possède la vertu d’ironiser, consciemment ou non, sur le vrai et le faux, l’absurde et la liberté. Cela dit, les mandolines/casques ne masquent pas, au contraire, l’origine de leur caisse de résonance. Détournement clair et indice d’un point de vue. Par ailleurs, les éléments ainsi assemblés sont comme des mots juxtaposés qui créent des sortes d’idéogrammes.
On chantait souvent mentalement (c’est une constante dans les collectages à propos des cahiers de chansons), notamment pour éviter les punitions ; on s’en servait pour échanger, autour d’un feu, dans une casemate, un campement de seconde ligne ou une chambrée de camp de prisonniers ; on plaçait les chansons dans le déroulement "scénarisé" des "revues" de seconde ligne ou de l’arrière (dans lesquelles civils et militaires en permission ou blessés se mêlaient), ou dans celles des camps de prisonniers à l’activité artistico culturelle intense… Beaucoup reste à “déterrer” à propos de ce répertoire et du besoin vital, parfois, de pratiquer la chanson et la musique, sur le front de l’ouest, mais aussi russe ou oriental. Les Anglais, les Allemands y ont consacré des disques et plusieurs ouvrages, les Italiens ont une vraie “bible” en deux volumes …
Cette période fut la fin d’un monde où musiciens, chanteurs et bricoleurs étaient encore majoritaires dans la société… Mais on trouve des chansons de la guerre d’Algérie, des guerres “du Golfe”, etc. Et puis on sait que le jazz, le musette, les groupes folkloriques, le tango… trouvèrent, au lendemain de cette guerre, un épanouissement considérable…
Pour la chanson et la musique en général, y compris pour leur expression créative populaire, on peut dire que la Grande Guerre constitue un virage fondamental autant qu’un cours magistral sur la fabrication des chansons.
[1] Au sens où Claude Levi-Strauss l’utilise en parlant des mythes.
[2] Voir par exemple les enregistrements de M. Courteix dans le coffret “La Grande Guerre” chez Frémeaux et associés – disque 3 plage 12.
[3] Savona-Straniero, “Canti della grande guerra, Garzanti Editore, 1981.
Créations chansonnières des soldats de la Grande Guerre
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